Mille ans avant les pyramides, les grandes nécropoles de Hiérakonpolis et d’Abydos accueillent les premiers pharaons pour leur voyage vers l’au-delà. On y décèle déjà les prémices de rites et de croyances qui perdureront plus de 4.000 ans.
Veillée funèbre d’un trésorier officiel. Calcaire avec restes de polychromie provenant de la nécropole d’Abydos.
Outre une chapelle, la tombe abrite une vingtaine de sépultures. Elles recèlent des restes d’humains – des adultes, dont un nain – et surtout d’animaux. Une véritable ménagerie : chiens de chasse, aurochs, crocodile, antilopes, hippopotames, babouins, éléphant… Des espèces qui, pour certaines, avaient été chassées de la région par l’intense désertification engagée bien avant le 5e millénaire. D’innombrables objets ont également été retrouvés : tessons de poterie, récipients en ivoire, figurines d’argile ou de silex, fragments de tissus de lin recouvrant parfois des ossements, etc. Des restes de murs suggèrent que ce complexe funéraire pouvait être clos. “Il est tout à fait possible qu’il s’agisse de la sépulture du premier roi d’Égypte, suppute l’égyptologue belge Stan Hendrickx, spécialiste de l’iconographie prédynastique. Une telle profusion laisse penser que ce personnage exerçait son influence bien au-delà de la région. La nécropole HK6 où il a été enterré semble d’ailleurs avoir été entretenue pendant un millénaire : c’est dire son importance.”
“Les nécropoles sont bien souvent le seul moyen de nous informer sur la période prédynastique, car le Nil a beaucoup bougé, creusé et sédimenté, si bien que de nombreux sites d’habitation ont été emportés ou enfouis”, explique Béatrix Midant-Reynes, directrice de recherche émerite à l’Université de Toulouse Jean-Jaurès. Les cimetières ont le plus souvent été installés aux confins de la plaine alluviale, à l’abri des caprices du fleuve. Un signe de l’attention portée par les Égyptiens à leurs défunts. “On y voit se développer des installations funéraires de plus en plus complexes, reprend l’archéologue. Et l’on constate que les différences de richesse s’amplifient dans les sépultures, accompagnant la hiérarchisation croissante de la société. Finalement, l’archéologie donne plus à voir sur l’économie et l’organisation sociale d’une époque que sur ses croyances religieuses : de celles-ci, on ne sait pas grand-chose !”
Les vestiges d’occupation humaine antérieure au 6e millénaire sont rares en Égypte. Parmi les exceptions, le site du Fayoum, à cent kilomètres au sud du Caire. Occupée dès le 8e millénaire, cette oasis témoigne d’une apparition de l’élevage… deux mille ans plus tard seulement. Une confirmation que le Néolithique – le passage de la prédation alimentaire à la production – est apparu plus tardivement en Égypte qu’au Levant ou en Mésopotamie. Sans doute la géographie explique-t-elle ce décalage : les populations de pêcheurs-chasseurs-cueilleurs installées en hiver près du Nil devaient migrer, à l’approche de l’été, vers les plateaux rocheux qui se dressent de part et d’autre du fleuve. À Nabta Playa, en Haute-Égypte, on a découvert un alignement de mégalithes érigé vers 5000-4700 av. J.-C., non loin d’un lac – aujourd’hui disparu – qui se remplissait à la saison des pluies. Observatoire astronomique ? Lieu de culte ? Rien ne permet de trancher. Non loin de là, on a mis au jour des tombes abritant des restes de bétail – indices d’élevage et de possibles sacrifices -, mais pas de sépultures humaines. Les individus étaient vraisemblablement enterrés dans les campements saisonniers.
Avec la sédentarisation, les tombes se font beaucoup plus nombreuses. C’est à ce moment qu’apparaissent les cimetières et l’univers funéraire qui préfigurent le rôle croissant du monde des morts dans la culture égyptienne. À Badari, par exemple, sur la rive est du Nil à 340 kilomètres au sud du Caire, une société a émergé à la fin du 6e millénaire. Elle témoigne de pratiques usitées tout au long de la période prédynastique : le corps du défunt est replié sur lui-même dans une position presque foetale. “On évoque la symbolique du retour dans la matrice maternelle, constate Béatrix Midant-Reynes. Mais nous n’en savons rien ! Ce qui est sûr, c’est qu’on retrouve cette position dans toutes les cultures préhistoriques du globe, et qu’elle perdure plus ou moins longtemps suivant les régions. Ce n’est que sous l’Ancien Empire que les Égyptiens vont commencer à placer les morts sur le dos.”
Avec la sédentarisation, les tombes se font beaucoup plus nombreuses
La disposition du corps semble obéir, à quelques exceptions près, à une règle : tête au nord ou au sud, corps aligné dans l’axe du Nil, avec, dans la plupart des cas, le visage tourné vers l’ouest. “Les défunts regardent dans la direction de l’au-delà, confirme Günter Dreyer, de l’Institut d’archéologie allemand du Caire. Pour accéder à la nouvelle vie, il fallait d’abord passer par le royaume des morts. À Abydos, certaines sépultures ont même une porte de sortie vers l’ouest.” Le mort est parfois accompagné d’objets du quotidien. “À Badari, par exemple, des sépultures comportent des objets de cuivre ou d’ivoire qui suggèrent qu’elles ont accueilli des artisans inhumés dans leur environnement habituel, décrit Béatrix Midant-Reynes. Dans d’autres, il n’y a rien. Certaines tombes, en revanche, renferment des bijoux, couteaux à manche ouvragé, colliers de perles, palettes à fard… témoignant d’une véritable ostentation, ou de la puissance économique du défunt. L’accumulation d’objets démontrait qu’il était capable de s’offrir des produits de qualité et de nourrir les artisans qui transformaient à son profit les matières premières importées”, par exemple du lapis-lazuli venu d’Afghanistan ou du cuivre extrait dans le Sinaï. “Ces tombes s’agrandissent et s’embellissent tandis que leur nombre se restreint au fil du temps, poursuit Béatrix Midant-Reynes. Un saut important dans ce processus est accompli avec la tombe U-j de la nécropole d’Abydos : un palais souterrain en miniature, avec une chambre funéraire principale entourée de onze chambres annexes. Sans doute la tombe d’un roi.”
À la brasserie de l’oued. Hiérakonpolis, sur la rive de l’oued opposée à celle du cimetière HK6, un site unique en son genre a été découvert au début des années 2000 par l’équipe de l’égyptologue Renée Friedman. “Il se trouve près du cimetière, et donc à plusieurs kilomètres de la ville, dans le désert, explique Stan Hendrickx. Ce sont des vestiges de ce qu’on pourrait appeler une brasserie.” Les archéologues l’ont baptisée “la brasserie de l’oued”. “On y fabriquait de la bière en grande quantité – ce qui obligeait à transporter beaucoup d’eau dans le désert. On y organisait également des festins pour des dizaines – voire des centaines ! – de personnes, avec des poissons choisis pour leur grande taille, et une proportion beaucoup plus importante de viande bovine que ce qu’on retrouve près des habitations.”
Parmi les vestiges mis au jour : d’innombrables récipients utilisés pour préparer la bière et cuire des aliments, mais aussi des outils d’argile comme des barres à feu, destinées à maintenir les jarres de cuisson au-dessus des foyers creusés dans le sol. À certains endroits, celui-ci porte les traces d’une forte et longue exposition à la chaleur. Ce lieu était-il utilisé pour honorer un défunt après ses funérailles ? “Sans doute, reprend l’égyptologue belge. Mais on y a retrouvé tellement de foyers qu’on se dit qu’il devait être utilisé en de multiples occasions.” Hiérakonpolis recèle peut-être encore ainsi des surprises : “En vingt ans, moins de la moitié du site a été fouillé !”
La nécropole d’Oum el-Qaab à Abydos a été découverte à la fin du 19e siècle. Depuis, plusieurs campagnes de fouilles y ont été menées. Ici, des tessons de poterie sont soigneusement examinés afin de reconstituer des jarres. Crédits : Aline Kiner
Datée d’environ 3300 av. J.-C., elle a été découverte à Oum el-Qaab en 1988 par l’équipe de Günter Dreyer, qui avait repris les fouilles du site quelques années plus tôt. Plus de six cents sépultures y ont été découvertes, dont une quarantaine intactes. Les autres ont été mises à sac, notamment les plus riches. “Il est fort possible que ces déprédations soient intervenues juste après l’inhumation, souligne Günter Dreyer. On peut imaginer, par exemple, qu’elles soient le fait du personnel funéraire.” Partiellement pillée, la tombe U-j se trouve dans la partie de la nécropole réservée à l’élite, la plus proche de l’oued et du couchant. De toute évidence, le défunt était un homme riche et puissant. Une chambre recelait en effet des coffres de cèdre ayant probablement contenu des objets de valeur (étoffes, bijoux, etc.) dérobés par la suite. Deux chambres – peut-être trois – étaient consacrées au stockage du vin résiné importé de Palestine. Les archéologues estiment que le mort aurait emporté avec lui 4.500 litres de vin ! Des mentions portées à l’encre sur certaines jarres indiquent une provenance. On a également retrouvé plus de trois cents tablettes en os qui mentionnent des quantités, parfois la qualité du produit, et souvent son origine – par exemple les villes de Bubastis et de Bouto, à plusieurs centaines de kilomètres plus au nord. Certaines étiquettes portent des inscriptions phonétiques qui laissent penser que là, au coeur de l’Égypte prédynastique, une écriture a été inventée.
Dans la tombe du roi Aha, des restes de lions élevés en captivité
Le premier souverain de la première dynastie est Hor-Aha dont les descendants seront le Per-Aha ( pharaon en phonétique grecque ).
Le hiéroglyphe de Per-Aha :
Et le cartouche de Per-Aha :
Lire à ce propos les ouvrages dont « La trilogie des origines » de Albert Slosman sur ce sujet.
Cette profusion d’indices retrouvés, malgré les pillages, dans la tombe U-j indique que son hôte contrôlait probablement une véritable administration, sans qu’on puisse déterminer son ampleur géographique. “Des inscriptions à l’encre, très nombreuses, mentionnent le domaine d’un certain Scorpion, à Abydos, et l’on peut penser qu’elles se rapportent à lui, précise Günter Dreyer. Selon nous, il s’agit d’un roi.” Le roi Scorpion, de la dynastie 0, aurait été, d’après l’archéologue allemand, l’un des premiers à entamer l’unification du royaume, en conquérant des territoires de Basse-Égypte, au nord, et de Nubie, au sud. Après avoir constitué la dernière demeure de toute une population, l’immense cimetière d’Oum el-Qaab semble donc être devenu l’apanage des souverains.
Des siècles plus tard, autour de 3.000 avant J.-C., alors que le pouvoir s’est établi plus au nord, à Memphis, les rois des 1ère et 2e dynasties continueront à se faire enterrer à Abydos. “Pour rester près de leurs ancêtres”, suggère Günter Dreyer. Le site connaîtra même un regain d’intérêt avec le développement du mythe d’Osiris, dieu de l’au-delà, à partir du 2e millénaire. La tombe du roi Djer à Abydos sera considérée comme la sienne et objet de pèlerinage. Quel que soit le luxe du mobilier funéraire, les archéologues divergent sur sa signification. Alors que Béatrix Midant-Reynes y voit un signe extérieur de richesse, Günter Dreyer considère que l’abondance de biens était pour le défunt un moyen de subvenir à ses besoins. “On emportait le nécessaire pour l’au-delà : une patte de mouton, un moule à pain… Cela signifie que pour les Égyptiens, il existait une vie après la mort.”
Aha s’est fait enterrer dans son tombeau dans la nécropole d’Oumm el-Qa’ab à Abydos. Il comprend trois grandes salles (désignées B10, B15 et B19), qui sont directement adjacentes à la tombe de Narmer13. Les chambres sont rectangulaires, creusées directement dans le sol désertique, leurs murs sont revêtus de briques de terre. Les tombes de Narmer et Ka n’avaient que deux chambres adjacentes, tandis que la tombe d’Aha comprend trois chambres sensiblement plus grandes mais séparées. La raison de cette architecture est qu’il était difficile à l’époque de construire de grands plafonds au-dessus des chambres, car le bois pour ces structures devait souvent être importé de Palestine.
Une innovation frappante de la tombe d’Aha est que les membres de la famille royale et d’autres personnes ont été enterrés avec le pharaon, les premiers sacrifices connus en Égypte. Il n’est pas clair s’ils ont été tués ou se sont suicidés. Parmi ceux qui ont été enterrés, il y avait des domestiques, des nains, des femmes et même des chiens. Au total, trente-six sépultures subsidiaires ont été disposées en trois rangées parallèles au nord-est des chambres principales d’Aha. En symbole de la royauté, Aha a même reçu un groupe de jeunes lions.
Tout laisse penser que la période prédynastique porte déjà en germe les croyances et les rites qui vont s’épanouir
À Abydos, la tombe d’Aha, premier souverain de la 1ère dynastie, comporte des restes de lions qui semblent avoir vécu en captivité. “Sans doute pour que le roi puisse chasser dans l’au-delà”, justifie Günter Dreyer. “Ce ne sont pas des adultes, rappelle Stan Hendrickx. Or, quel prestige y aurait-il à chasser des jeunes ? Il faut plutôt réfléchir à leur symbolique. Dans la ‘palette du champ de bataille’ exposée au British Museum, par exemple, le roi est représenté sous les traits d’un lion.”
Localisation des nécropoles, disposition des corps, mobilier funéraire… Tout laisse penser que la période prédynastique porte déjà en germe les croyances et les rites qui vont s’épanouir pendant l’âge d’or de la civilisation égyptienne. “L’immortalité sera exprimée par la suite dans les textes, mais on peut imaginer qu’elle était déjà présente dans les esprits à cette époque, insiste Béatrix Midant-Reynes. Les Textes des pyramides rassemblent sans doute des paroles et des prières qui remontent au IVe millénaire. Les rituels de l’époque pharaonique s’enracinent dans ceux de la préhistoire.”
Mais ces pratiques nous échappent encore, et chaque indice est sujet à de multiples interprétations, rappelle l’archéologue. “À Adaïma, entre Abydos et Hiérakonpolis, certains crânes présentent sur les orbites une couleur verte qui pourrait être du fard à paupières. L’a-t-on appliqué pour préparer l’inhumation ? C’est possible. Mais on peut aussi bien y voir une substance prophylactique, utilisée pour éloigner les mouches. Ou un symbole, une manière de représenter l’oeil d’Horus. Ou les deux à la fois. Il ne faut pas oublier que les rituels funéraires concernent les vivants plus que les morts.”
Et le monde surgit du Nil… C’est probablement la vision chaque année renouvelée d’une vallée ennoyée qui a conduit au mythe égyptien de création du monde : au commencement était une vaste étendue d’eau. Puis, le flot se retirant, apparut un premier îlot de sable, d’où émergea la vie. “Cette idée est très convaincante, affirme l’archéologue allemand Günter Dreyer. Tous les ans, au début de la décrue du Nil, les Anciens voyaient surgir de petits mamelons dans la plaine submergée. Les monts de la création. Voilà sans doute la raison pour laquelle ils ont rapidement façonné des monticules surplombant les fosses funéraires, au moins dès le 4e millénaire. D’ailleurs, quand vous creusez une tombe, après l’avoir comblée, il reste toujours du matériau en surplus.”
Constatant que le vent avait vite fait de balayer ces symboles de la création, les Égyptiens ont ensuite entrepris de les protéger. “Au cours de la 1ère dynastie, ils ont eu une idée brillante : surmonter la sépulture d’une structure souterraine de bois, d’argile ou de brique, comme une ‘sauvegarde’ enfouie qui survivrait à la dispersion des monticules en surface. Par la suite, ils ont renforcé ces derniers à l’aide de pierres, ce qui a progressivement conduit aux pyramides”, poursuit l’archéologue. Ces architectures pharaoniques seraient donc un symbole rappelant les tertres primordiaux de la création, qui ont abrité et protégé la vie. “Des monticules aux pyramides, ces constructions offraient probablement la garantie d’une vie nouvelle, dans l’au-delà”, conclut Günter Dreyer.
Une forme d’immortalité accordée aux défunts.